Arc Duzerne

Le chantier avait pris du retard. Il fallait faire monter les pierres plus rapidement en haut de la tour et les charges tirées par les cordes de la poulie dépassaient les trois tonnes. Les deux mats de l’engin de levage cassèrent. Le bois du premier mat explosa en gerbe sur l’architecture décade bâtie par les quarante manœuvres et deux hommes dégringolèrent avec sa charpente dix mètres plus bas. Les tailleurs disparurent les bras et les jambes brisées et enfoncées dans la boue. Le maître du chantier n'eut pas le temps de réagir que son crâne par le contrepoids de pierre fut fendu contre un pan de mur. Le jeune apprenti avait tout vu. Ses doigts s'étaient crispés contre la gamelle en bois. Il avait le regard fixé sur le petit homme rouge, râblé et désarticulé qu’était devenu son père.

Le lendemain matin, l'apprenti et avec lui la moitié des manœuvres quittèrent le chantier d’après l'ordre du second, un nain à la dent dure et aux mains de plomb. Six semaines plus tard, le chantier se sépara de l’autre moitié qui avait perdu un autre engin de levage et le vieux nain au cours d’un autre repas frugal.

Le jeune garçon parcouru les routes en compagnie d'Eryie. Cette jeune femme était devenue une mère adoptive, enfin quelqu'un de passage qui avait mieux connu son père que sa véritable mère et qui à sa mort avait utilisé une partie de sa solde pour passer en compagnie du jeune duzerne l’hiver chez un modeste hôtelier. Au printemps, avec le pécule laissé par son père, le jeune duzerne acheta, malgré son jeune âge, une place chez un batelier de la guilde des marchands de la cité et il quitta Eryie. Au côté de son nouveau maître, il apprit à ses côtés que le papier remboursait l’or et que les gens n’échangeaient du papier qu’avec leurs propres mots. A la fin de l'année, il avait ainsi acquis un petit pécule, le don des langues et le sourire pincé du négociant.

Six années passèrent et le jeune homme prit de la distance avec le batelier de la région qui plongea dans le fleuve suite à une discorde pour le contrôle des poissons en aval de la boutique. Il rejoignit les tôliers de lin et de chanvres affairés aux au commerce dans deux bourgades situées à l’ouest de la cité. Le tissu se vendit bien mieux les semaines qui suivirent le grand incendie des ateliers de la grande cité. Le monopole était solide et les propriétaires des deux bourgades arrêtés au guet par les soldats du conté ou bien par des mercenaires sans soldes rendirent la prospérité déjà éclatante du dernier jeune homme de la maison très supportable en ces temps de disette. Pas de fils pour hériter, le jeune apprenti devint maître et sa prospérité l’amena de plus en plus prêt des seigneurs qui en temps de guerre, trop vieux, peinaient à lever des soubrettes, et jeunes des armées.

Banquier et marchand de la cour, il s’y installa. Il y vécu jusqu’à l'hiver dernier.

La soirée était glaciale, le givre avait recouvert assez tôt les vitres des dernières demeures encore éclairées dans cette partie de la cité et la porte d'entrée bien que refermée derrière trois hommes capés laissait le vent s’immiscer dans ses interstices. La bougie fondait sur la table. Elle éclairait le papier sur lequel Arc léguait domaine et contrôle sous la tutelle d'un duc échalas placé dans l'ombre derrière lui. Les trois silhouettes dictaient tour à tour des mots qu'il connaissait bien. Ces mots valaient les domaines et les ateliers de la région, plus que son poids en or, ils valaient une belle vie. Quelle imprudence que de voler à un un voleur des mots qui valent plus qu'une vie. Le troisième homme, quand à lui, ne dictait pas. Il attendait. Il était venu apposer son sceau afin de pouvoir reprendre le contrôle des affaires du banquier.

C'est alors qu'Arc, habitué depuis plus de vingt ans à écrire des chiffres ne parvint plus à aligner cinq mots sans trembler. Son nez saignait et des gouttes rouges restaient coincées sur les plis obliques de son nez retenues par une barbe drue qui rejoignait la commissure de ses lèvres. Il avait mal au crâne comme s'il avait trop bu ou trop pensé ou peut être bien les deux à la fois. Combien de coup un homme de son âge pouvait il encore supporter avant de tomber inconscient contre les dalles froides de l'atelier ? Il bava du sang, bredouilla une excuse et l'essuya avec sa manche. L'encre qu'il faisait couler avait un goût amer et salé. Il léguait tout contre un exil. Il ne gardait pas même une pelote de laine. Même le plus démuni des gueux qu'il avait chassé de son parvis avait trouvé maintenant le moyen de se revendiquer libre et riche à ses yeux. Il n'existait plus. Il parti de la cité dans la nuit à pied, sans monture et sans rien.